2025, année géopolitique

Benjamin Ducos, août 2025
Au mitan d’une année 2025 dont on a répété ad nauseam qu’elle serait éminemment géopolitique, qu’en est-il réellement ? retour sur les sept mois qui nous ont précédés au travers d’une galerie de portraits, du diplomate à l’assureur.
Année assurément folle pour tout diplomate qui a suivi les sondages puis analysé les résultats des élections sur à peu près tous les continents. Citons parmi d’autres cas intéressants : le Liban (9 janvier), où les députés ont élu Joseph Aoun, commandant en chef de l’armée, à la magistrature suprême, après deux années de vacance du poste. Dans ce magnifique pays du Cèdre tristement abimé par la guerre des clans, usé par les convoitises régionales, déstabilisé par le Hezbollah, le nouveau Premier ministre Nawaf Salam, aura fort à faire : mais aura-t-il les moyens de le faire ? Autre pays en partie francophone, le Canada (28 avril) : le candidat libéral Mark Carney a remporté le scrutin sur son rival conservateur Pierre Poilièvre désavantagé par les velléités de rattachement du Canada aux Etats-Unis de son très encombrant voisin américain Donald Trump.
En Allemagne (23 février), Friedrich Merz est élu chancelier sur les décombres de la coalition du chancelier Olaf Scholz (SPD) qui avait perdu la confiance du Bundestag. En Roumanie (4 et 18 mai), la question européenne, celle de la place dans l’OTAN, les ingérences étrangères ainsi que la position face au conflit entre la Russie et l’Ukraine ont été au cœur des enjeux de cette élection qui a vu Nicusor Dan l’emporter avec 7 points d’écart contre son opposant George Simion. Mais comme le souligne l’experte Catherine Durandin, (Diploweb.com, mai 2025) « En 2025, se pose la question avec l’élection de Nicusor Dan : quelle page tournée ? ». Enfin en Pologne (18 mai et 1er juin), c’est le candidat nationaliste et conservateur Karol Nawrocki qui remporte de peu la présidentielle face au candidat libéral Rafal Trzaskowski : ici c’est la cohabitation entre le président souverainiste et son Premier ministre le libéral Donald Tusk qu’il faudra suivre de près.
En Asie, en Corée du Sud (3 juin), Lee Jae-Muyng a été élu à l’élection présidentielle anticipée organisée suite à la loi martiale de décembre 2024 et la destitution du président Yoon Suk-yeol. Jae-Muyng pourrait jouer un rôle plus moteur que son prédécesseur avec Trump dans l’ambition de ce dernier de renouer, en faiseur de paix, avec le dictateur nord-coréen Kim Jong-un.
Par ailleurs mais comme prévu, l’investiture de Donald Trump (20 janvier) a sonné le glas de la diplomatie à l’ancienne : à peine dans le bureau ovale, le président américain a engagé un bras de fer avec les Européens, a énoncé ses visées géopolitiques sur le Panama, le Mexique, le Canada, a humilié le président ukrainien : bref, Donald Trump rebâtit le monde autour de la centralité de l’Amérique à coup de messages courts sur son réseau social fétiche, de beaucoup de rodomontades, et de quelques succès qu’il faut lui reconnaître mais dont nul ne sait s’ils seront pérennes …
Autre illustration, non plus sur le terrain électoral mais dans le domaine des alliances, avec le 35ème sommet de l’OTAN à La Haye du 24 au 25 juin : première réunion de l’Alliance depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, où les membres de l’Alliance ont été sommés d’augmenter leurs dépenses de défense : Donald Trump ayant répété à de nombreuses reprises qu’il ne « protégerait pas » les membres de l’OTAN qui ne « payent pas leurs factures », il a exigé que les dépenses de défense s’élèvent désormais à 5% de leur PIB, alors que bon nombre de pays européens parviennent péniblement à 2%. Donald Trump impose son tempo, ses exigences financières, ses priorités stratégiques, démontrant ainsi que « l’Europe de la défense se pense encore dans le cadre de l’OTAN, sous tutelle de Washington »(Axelle Degans, Diploweb.com, juin 2025). Mais la prise de conscience de la précarité de cet équilibre et de l’urgence d’y remédier fait progressivement son chemin chez les dirigeants et dans l’opinion publique. La leçon infligée le 14 février dernier par le vice-président Vance lors de la conférence de Munich sur la sécurité ayant apporté la démonstration de l’écart significatif entre les parties quand il s’agit de « valeurs partagées » qui sont loin de l’être …
Les militaires n’ont pas été en reste depuis le début du second mandat de Trump début 2025 : au Moyen-Orient, suite à la reprise par Israël en avril 2025 d’une offensive de grande ampleur sur la bande de Gaza (rapidement appelée « guerre des douze jours »), le président Trump a finalement donné son accord pour des frappes américaines sur les sites nucléaires iraniens de Fordo, Natanz et Ispahan en appui d’Israël, avec chasseurs B2 et bombes GBU57. L’opération Marteau de minuit (Operation Midnight Hammer) est venue en représailles à l’augmentation par l’Iran de son stock d’uranium et au progrès de sa technologie de centrifugation, rapprochant ce pays du seuil nucléaire militaire.
Celui qui se veut le « pacificateur » du monde a également réuni autour de la table de la Maison Blanche les leaders Arménien et Azeri pour s’accorder sur une issue au conflit qui oppose ces deux anciennes républiques soviétiques depuis plusieurs décennies : imposant sa volonté autant par la force de son verbe (« Vous allez avoir une très bonne relation », a lancé le président américain à ses deux invités, rapporte Le Monde du 9 août 2025, ajoutant : « Si ce n’est pas le cas, appelez-moi et j’arrangerai ça. ») que par d’efficaces sous-jacents économiques ; et comme toujours avec Trump, en passant allègrement sous silence des subtilités clefs, dans le cas présent le sort du Haut-Karabakh / Artsakh.
En Ukraine, les experts militaires voient la confirmation depuis plusieurs mois du retour des combats de haute intensité, assortis d’une augmentation de la fréquence et une massification des attaques combinées de drones et missiles. Sur le front, les Forces Armées de la Fédération de Russie conservent globalement l’ascendant et maintiennent une forte pression en obtenant des gains territoriaux (secteurs de Koursk puis Soudja) que les Forces Armées Ukrainiennes tentent de ralentir. Sur la moyenne ou longue profondeur, tandis que la Russie cible des infrastructures civiles via des attaques très meurtrières (frappant aussi bien des secteurs résidentiels à Kiev et Dnipro que des installations industrielles), l’Ukraine poursuit sa stratégie de ciblage sur le territoire russe (infrastructures logistiques, d’armement et dépôts de carburant) comme on l’a vu en mars via une grande variété d’objectifs atteints dans la profondeur ennemie.
Mais le coup d’éclat ukrainien est sans conteste l’opération d’envergure inédite du 1er juin où ont été ciblés des aérodromes russes abritant son aviation stratégique : comme le soulignait alors Paul Adams (BBC), « il n’est pas exagéré d’utiliser les mots « audace » et « ingéniosité » pour décrire l’assaut ukrainien contre l’armée de l’air russe. »Toutefois, quelques mois après le succès de cette opération, force est de constater qu’elle ne renverse pas la situation, et que Zelenski se retrouve à devoir revenir – lorsqu’il y est convié – à la table des discussions et des effusions de Trump et Poutine.
Les CEOs de nombreuses organisations présentes en Afrique ou en Asie ont vu des obstacles se dresser sur leur chemin stratégique. Les plans de développement de ces dirigeants, en Afrique par exemple, ont notamment été contrariés par l’évolution politique de plusieurs pays de la région, et par la guerre des minerais. On se souvient que la CEDEAO, sous l’impulsion du Nigéria, du Bénin, de la Côte d’Ivoire et du Sénégal, avait menacé à l’été 2023 les putschistes nigériens d’une intervention militaire s’ils ne libéraient pas le président Bazoum, après quoi les militaires burkinabés et maliens au pouvoir se sont montrés solidaires des Nigériens et les trois pays putschistes se sont retirés en janvier 2024 de ladite CEDEAO pour former l’Alliance des États du Sahel (AES). Les militaires de l’AES, au pouvoir au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Tchad, ont coupé leurs alliances, d’abord avec la France, avec les États-Unis ensuite, pour se rapprocher de la Russie, les nouveaux maitres préférant la société militaire privée Wagner à la présence militaire occidentale. Ces derniers ont donc quitté le Burkina Faso, le Mali et le Niger puis le Tchad, et enfin le Sénégal. En janvier 2025, le président de la Côte d’Ivoire annonçait à son tour un retrait « coordonné et organisé » des troupes françaises. Ainsi les entreprises européennes que rassurait la présence militaire française ont vu cette protection indirecte quitter la région, les troupes françaises demeurant désormais uniquement stationnées au Gabon et à Djibouti.
Sur le plan économique, les juntes militaires du Burkina Faso, du Mali et du Niger ont doté leur Banque confédérale pour l’investissement et le développement (BCID AES) d’un capital de 500 milliards de francs CFA (environ 760 millions d’euros), qui pourrait être le prélude à une future monnaie propre à ces trois Etats, en substitution du franc CFA. Les chaînes d’approvisionnement sont aussi touchées par la guerre des minerais qui se poursuit plus au centre, dans la région des grands lacs : le Rwanda, dont le sous-sol ne regorge pas des richesses de ses voisins, accapare déjà les mines d’or congolaises, et lorgne celles d’étain, de tungstène, et de coltan, indispensable à l’industrie électronique (et donc à la téléphonie, l’informatique, l’aéronautique, l’aérospatial…) dont le Nord-Kivu possède les premières réserves mondiales.
Pour un CEO qui aurait des intérêts opérationnels ou industriels en Asie, la perspective s’est également assombrie du fait des tensions indopacifiques.
Les tensions à la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge sont un exemple de cette rivalité stratégique entre la Chine et les États-Unis qui implique directement la France. La Chine tout d’abord, qui cherche à imposer « sa » mer constituée d’une ligne en plus ou moins 9 traits représentant ses revendications territoriales : ayant « désormais classé la question hydrique comme un enjeu de sécurité nationale, elle mise également sur le potentiel hydroélectrique de ses fleuves, non sans conséquences pour les pays voisins, avec, en première ligne, l’Inde » comme le rappelle Franck Galland (Diplomatie, juin 2025). A rebours de la stratégie d’isolement du pouvoir chinois, l’Indonésie, « géant méconnu et presque invisible » (Jean-Baptiste Noé, Conflits, juillet 2025), défend sa neutralité en achetant des avions de combat à la Chine, ainsi qu’à la Russie, aux États-Unis et à la France : dans cet espace des détroits où chacun cherche à contrôler les zones de transit, « la rivalité stratégique et compétitive entre les États-Unis et la Chine est immense. Feutrée certes, mais omniprésente » (id.).
En effet au cœur de l’été, l’ambiguïté de la ligne de démarcation issue du traité franco-siamois de 1907, qui établit certaines démarcations frontalières entre le royaume de Siam (actuelle Thaïlande) et l’Indochine française (actuels Cambodge, Laos et Vietnam), a provoqué une escalade entre la Thaïlande et le Cambodge, avec des échanges de tirs faisant plus d’une quarantaine de morts. Si les deux pays se sont accordés au bout de quatre jours sur un cessez-le-feu, de telles violences liées au flou des frontières se reproduiront tant que perdureront ces causes.
Au premier semestre 2025, de nombreux responsables de la production ou des achats ont vu leurs plans logistiques contrariés : la sécurisation des chaînes d’approvisionnement est plus que jamais au cœur des préoccupations des organisations, et elle est difficile à concevoir et à maintenir dans un monde où les échanges sont hypermondialisés et fortement soumis aux aléas géopolitiques.
Ainsi lorsqu’en avril 2025, une vingtaine de touristes indiens ont été abattus dans le Cachemire, l’Inde a répliqué, et les deux frères ennemis – les deux puissances nucléaires que sont l’Inde et le Pakistan – se sont de nouveau affrontés, comme ils le firent jadis lors de quatre guerres, dont trois centrées sur le Cachemire. Provoquant une inquiétude généralisée sur les opérations et les approvisionnements réalisés en Inde (l’une des deux grosses usines du monde) pour le compte de sociétés occidentales, l’intervention des Etats-Unis a permis de parvenir le 10 mai à une trêve, y ramenant provisoirement le calme.
Pour les directeurs de la production ou des achats, plus que les pénuries soudaines d’approvisionnement en énergie, matières premières ou en composants, rien n’est pire que l’incertitude. Or en matière d’incertitude, ils ont été servis par les tarifs douaniers soudainement imposés par l’administration américaine du jour au lendemain : massifs le premier jour, négociés le lendemain, rétablis à un niveau très élevé le troisième jour : l’art du deal apparemment, mais à quel prix pour les flux et la prospérité économiques … En France, l’appel du MEDEF aux entrepreneurs (« Sécurisez vos chaînes de valeur », novembre 2024) prend tout son sens dans ce contexte chahuté où aucun jour ne ressemble au précédent.
C’est aussi un rappel pour les organisations ayant une très forte exposition aux risque de leurs fournisseurs, et en particulier pour les entreprises financières soumises à la règlementation DORA entrée en vigueur en janvier 2025 : en leur enjoignant de s’équiper de gouvernances, politiques et dispositifs pour gérer plus efficacement le risque de tiers, DORA leur permet aussi d’être en capacité de répondre plus promptement et de manière structurée aux mutations du paysage géopolitique impactant leurs chaînes d’approvisionnement. En effet, celles-ci peuvent être soumises à des décisions unilatérales ou souveraines modifiant les sources et les routes des transferts de matière première, de technologies ou de services.
On a d’ailleurs vu en ce début 2025 l’empressement des Etats-Unis à imposer à l’Ukraine un accord pour créer un fonds d’investissement commun pour l’exploitation des ressources naturelles ukrainiennes, initialement présenté par Donald Trump comme un dédommagement de l’aide apportée par Washington à Kiev dans la guerre qui l’oppose à la Russie. Ceci au risque (et avec l’intention claire) de contrarier des accords précédents ou parallèles avec d’autres acteurs étatiques ou privés.
Le pétrole reste encore l’arme géoéconomique et géopolitique par excellence. C’est tout d’abord le cas avec les « manipulations de cours » décidées par les huit membres de l’OPEP+ (Arabie saoudite, Algérie, Émirats arabes unis, Irak, Kazakhstan, Koweït, Oman et Russie) lorsqu’ils augmentent leur production pétrolière, comme en mai 2025, alimentant directement la baisse du cours du pétrole. Avec un niveau qui revient à celui de 2021, ces pays veulent se préserver des conséquences des sanctions pesant sur l’Iran et le Venezuela, et défier la rentabilité des producteurs américains pour gagner des parts de marché.
Les opérations occidentales contre les positions Houthis au Yémen participent de cette intrication étroite entre les enjeux régionaux (représailles contre les soutiens des mollah iraniens appuyant le Hamas dans la guerre du Soukkot) et les besoins de sécuriser les routes d’approvisionnement en pétrole ou les raffineries et autres port pétroliers. Lors de la guerre des douze jours entre Israël et l’Iran, le risque sur le détroit d’Ormuz s’est élevé en quelques heures : du fait des conséquences prévisibles des affrontements entre belligérants sur le trafic pétrolier mondial dont un tiers environ transite par cet étroit passage entre l’Iran et la péninsule arabique, sa largeur de voie navigable d’une trentaine de kilomètres devenait soudain un point de faiblesse critique du dispositif géoéconomique mondial, devant être protégé à tout prix, y compris par des voies militaires. A l’automne 2024 déjà, Gilles Moec, chef économiste du groupe AXA appelait les multinationales à « faire preuve d’une grande agilité pour naviguer dans ce monde fragmenté », insistant sur l’importance pour ces acteurs de « diversifier leurs fournisseurs sur plusieurs zones géographiques pour réduire le risque d’interruption soudaine des flux commerciaux ».
Concluons par un mot pour l’assureur qui accompagne les entreprises et les organisations confrontées à l’accroissement des risques et aléas de toute nature : nul doute que pour lui, 2025 aura démarré comme une année assurément géopolitique. Par ses conseils, par une analyse objective et indépendante des risques, l’assureur a souvent constitué sur ces premiers mois de 2025 un pont ou une passerelle entre les mondes diplomatique, militaire, économique, le leadership des grandes organisations et les dirigeants opérationnels des entreprises.
Ses conseils sur l’optimisation des investissements par type d’actifs, sur les risques opérationnels, sur la sécurisation des chaînes d’approvisionnement, sur l’assistance aux déplacements, sur la cybersécurité, sur la responsabilité des dirigeants, pour n’en citer que quelques-uns, sont étroitement liés aux enjeux géopolitiques.
Le Future Risk Report publié par AXA en 2024 rapporte que 91% des experts et 72% du grand public sont déjà convaincus que les assureurs joueront un rôle crucial dans la protection contre les risques émergents : leurs modèles avancés et des analyses de données poussées leur permettent de quantifier et évaluer les risques émergents. Cette expertise peut être mise au service des particuliers, des entreprises et du secteur public, pour gagner en résilience face à ces risques à venir y compris géopolitiques.
Dans un monde de polycrises, ou les grandes puissances s’affrontent à la fois dans des guerres de haute intensité aux prix de très lourds sacrifices humains (Soudan, Ukraine…) et dans des actions indirectes par proxy interposés, le facteur géopolitique a donc de beaux jours devant lui. En 2025 et au-delà.
Benjamin Ducos est enseignant vacataire en Sûreté et Gestion de crise à Sciences Po (France). Il est responsable de la gestion des risques de l’information du groupe AXA, un acteur mondial de l’assurance.
